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dimanche 9 octobre 2011

La montagne - Jean Ferrat




Ils quittent un à un le pays
Pour s'en aller gagner leur vie
Loin de la terre où ils sont nés
Depuis longtemps ils en rêvaient
De la ville et de ses secrets
Du formica et du ciné
Les vieux ça n'était pas original
Quand ils s'essuyaient machinal
D'un revers de manche les lèvres
Mais ils savaient tous à propos
Tuer la caille ou le perdreau
Et manger la tomme de chèvre

Pourtant que la montagne est belle
Comment peut-on s'imaginer
En voyant un vol d'hirondelles
Que l'automne vient d'arriver ?

Avec leurs mains dessus leurs têtes
Ils avaient monté des murettes
Jusqu'au sommet de la colline
Qu'importent les jours les années
Ils avaient tous l'âme bien née
Noueuse comme un pied de vigne
Les vignes elles courent dans la forêt
Le vin ne sera plus tiré
C'était une horrible piquette
Mais il faisait des centenaires
A ne plus que savoir en faire
S'il ne vous tournait pas la tête

Pourtant que la montagne est belle
Comment peut-on s'imaginer
En voyant un vol d'hirondelles
Que l'automne vient d'arriver ?

Deux chèvres et puis quelques moutons
Une année bonne et l'autre non
Et sans vacances et sans sorties
Les filles veulent aller au bal
Il n'y a rien de plus normal
Que de vouloir vivre sa vie
Leur vie ils seront flics ou fonctionnaires
De quoi attendre sans s'en faire
Que l'heure de la retraite sonne
Il faut savoir ce que l'on aime
Et rentrer dans son H.L.M.
Manger du poulet aux hormones

Pourtant que la montagne est belle
Comment peut-on s'imaginer
En voyant un vol d'hirondelles
Que l'automne vient d'arriver ?

La Montagne de Jean Ferrat

LA FRANCE EN CHANSONS - Bien avant la mode écolo, cette chanson mélancolique et populaire dénonçait l'exode rural et encensait le retour à la terre.

Il faut s'imaginer la France en 1964: nouvellement urbaine et en effervescence. Cette année-là, le magazine Mademoiselle Age tendre, Juliette Binoche, Lenny Kravitz et la Ford Mustang naissaient. Le secrétaire général du PC Maurice Thorez mourait, le général de Gaulle régnait, Andy Warhol sortait son diptyque de Marilyn, une HLM en construction s'effondrait à Paris, et Jean Ferrat s'installait à la campagne, après avoir écrit La Montagne.

À Antraigues-sur-Volane exactement, dans le Sud ardéchois, celui des châtaigneraies à flanc de volcans éteints, des cieux bleu outremer à midi, des étés brûlants et des hivers neigeux. Non pas que Jean Tenenbaum eût du sang vivarois dans les veines - ses parents juifs émigrés de Russie s'étaient d'abord installés dans une belle villa de Vaucresson, puis dans un appartement aménagé dans l'hôtel de Langlée à Versailles. «Le vent violent de l'Histoire» emporta son père Mnacha, avant même la rafle du Vél' d'Hiv' de juillet 1942. Il mourut à ­Auschwitz. Et de jeune poète rimbaldien, le beau gosse devint préparateur chimiste, se coupant les ailes pour aider sa mère. Il quitta les années 1950 comme on s'échappe d'un bagne.

Mais, peu à peu happé par sa vocation première, il fit une incursion aux Trois Baudets, finit par se percher sur la branche convoitée: le cabaret La Colombe qui pondit Pierre Perret et Anne Sylvestre. À La Colombe se produisait Christine Sèvres, qui chantait Carco sur des musiques de Cosma. Elle lui présenta Gérard Meys, son futur mentor. Bientôt, le «Ferrat Circus» (Gérard, Christine et Jean) fit des étincelles. À Ivry-sur-Seine, la vie devenait douce…

En 1962, Ferrat «fait» l'Olympia, pour la première et dernière fois. Sa chanson Federico Garcia Lorca reçoit une ­avalanche de prix. Suivent Paris Gavroche, Deux ­Enfants au soleil, le douloureux et autobiographique Nuit et Brouillard, à contre-courant des yé-yé.

Libre, fou et sage

Mais c'est au cours d'une visite à la maison de la culture de Bourges que la vie du jeune sympathisant communiste prend un virage à 180°. Il y rencontre Gabriel Monnet, autre compagnon, et Jean Saussac, peintre et décorateur prolifique, basé en Ardèche. Lequel le convainc de venir découvrir son village: Antraigues… Coup de foudre. L'essayer c'est l'adopter. La boucle est bouclée.

C'est sur cette terre sans concession, avant d'y acheter une vieille ferme, que le Parisien grattouille sa guitare, à la recherche d'une mélodie à la fois simple et éloquente. Une mélopée haute, qui mérite la flûte et le hautbois, sans basse, s'échappe de ses doigts. La Montagne est née. L'artiste y jette son nouvel amour cévenol, les frissons que ce pays bel et brut lui inspire, et la flanque de considérations à faire voir rouge les camarades ! Pensez donc: brocarder l'habitat à loyer modéré, la volaille - fût-elle aux hormones, la poule au pot, c'est toujours la poule au pot -, le Formica, dénominateur commun des amis prolétaires, et même… les fonctionnaires !

Ferrat n'en a cure. Il n'a jamais été encarté, il est libre, fou et sage. Car c'est une véritable étude sociologique de son époque qu'il s'est sorti des tripes. «En deux ou trois heures, pas plus. Après j'ai fignolé», dira-t-il plus tard, lui qui écrivait toujours lentement. En mots précis, il chante l'exode rural, «les vieux», le respect de la belle ouvrage, du courage, de la tranquille endurance, les vignes qui donnent le vin aigrelet, le minimalisme paysan qui n'était pas la pauvreté.

Robert Belleret, biographe inégalé de Ferrat, estime pourtant le refrain «faiblard», avec son «vol d'hirondelles relevant un peu de l'académisme d'almanach». Mais les dernières hirondelles ont marqué leur temps. Dans les années 1960, leur départ indiquait vraiment la fin de l'été. Elles ont maintenant disparu, remplacées par les martinets.

Peu importe. La Montagne fut la première profession de foi écologique, au sens noble du terme. Elle dénonçait l'urbanisation et la perte des valeurs terriennes. Le douloureux constat que les villages se meurent dans l'indifférence générale. José Bové ­l'ingénieur n'avait pas encore découvert le Larzac. Les citadins qui accoururent sur les hauts plateaux pour garder les moutons l'espace d'une saison ­peuvent se rhabiller. Jean Ferrat, dans sa chanson mythique, avait prédit tout ça. Il avait les voyances d'Arthur.

Un moment, il avait pensé offrir ce joyau à Christine, rentrée avant lui à Paris. Des commentaires sur cette île unique dans son œuvre - entre morceaux engagés et poésie d'Aragon - il y en eut beaucoup; ou il n'y en eut pas. C'est la vénération populaire, les millions de disques vendus, qui en parlent le mieux. Robert Belleret rapporte une remarque amusée du chanteur, un an après la sortie du disque: «Quand je suis revenu à Antraigues, un paysan m'a dit: “Tiens, ce matin j'ai entendu notre chanson à la radio”».

Ensuite, curieusement, il n'en parle plus, tout à ses nouveaux combats. La Montagne se contentait de vivre sa vie, au sommet de la pile de 45-tours, puis de 33, puis de CD, tandis que les nouveaux bobos devenaient écolos. Cette chanson fut la grand-mère de la conscience verte, l'amour de la terre et la réflexion en plus. La poésie se moque bien des modes et des partis.

«Jean Ferrat», par Robert Belleret, éditions de l'Archipel, 2011.


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